Gestion intégrée de la ressource en eau : clé de la résilience des territoires au XXIème siècle

Je dirige depuis trois années et demie Blue Water Intelligence, ou BWI, une entreprise qui conçoit, développe et commercialise une technologie unique d’intelligence hydrologique des bassins versants qui opère sur quatre continents. Ma position est donc un observatoire unique des crises hydriques qui jalonnent la Planète. Mon cheminement, bassin après bassin, m’a conduit à une conviction simple et structurante dans la vision que je porte auprès de nos clients : les tensions autour de la ressource en eau en saison d’étiage, loin d’être la cause première de nos crises, en sont le révélateur. À l’âge de l’accélération climatique, ces tensions sont la conséquence d’un triple mouvement – démographique, économique et agricole – qui repose tout entier sur une ressource, l’eau douce, que l’on a longtemps cru infinie, et qui ne l’est plus.

Là où la population croît le plus vite, la ressource en eau est la plus aléatoire

Le paradoxe est cruel : les régions où la population augmente le plus vite – en particulier en Asie du Sud et en Afrique – sont aussi celles où la disponibilité de la ressource en eau est la moins prévisible. Les mégalopoles s’étendent, les villes secondaires explosent, les besoins primaires (boire, se laver, se déplacer, produire) se concentrent dans des bassins versants déjà fragilisés par la variabilité climatique.

Dans ces territoires, la saison sèche n’est plus le simple point bas d’un cycle, mais un moment de vérité. Le débit des rivières qui chute n’est pas seulement un problème environnemental pour la continuité des écosystèmes : c’est aussi un quadruple test de cohésion sociale, de solidité institutionnelle, de qualité de la gouvernance et de capacité d’anticipation. Que des millions de personnes supplémentaires dépendent demain des mêmes incertitudes hydro‑météorologiques esquisse le risque que la moindre rupture d’approvisionnement se transforme en crise politique majeure.

Plus de bouches à nourrir, plus d’énergie à produire

Un choc démographique ne se traduit pas uniquement par des besoins en eau potable. Il tire derrière lui toute une économie de la consommation : biens de première nécessité, biens de consommation durables ou non, services (santé, logistique, numérique, etc.). Or, toutes les chaînes de valeur sont, d’une manière ou d’une autre, dépendantes de la disponibilité de la ressource hydrique – parfois sur d’autres points du globe.

L’agriculture reste, de loin, le premier utilisateur d’eau : à l’échelle mondiale, elle représente près de 70% des prélèvements en eau douce. Pour nourrir des populations toujours plus nombreuses et plus urbaines, il faut augmenter les rendements, sécuriser les récoltes, soutenir l’essor d’industries agroalimentaires qui, elles aussi, consomment l’eau et la polluent. Dans le même temps, la demande énergétique grimpe : les centrales thermiques et nucléaires ont besoin d’eau pour le refroidissement, l’extraction et le raffinage d’hydrocarbures mobilisent des volumes d’eau considérables, et la production d’énergie hydraulique dépend directement des débits disponibles.

C’est ici que la tension se révèle être systémique : chaque décision prise dans le secteur alimentaire ou énergétique se répercute dans le bilan hydrique, souvent sans que cette interdépendance soit pleinement intégrée. Autrement dit, chaque point de croissance et chaque infrastructure supplémentaire s’accompagnent d’un « budget en eau » implicite que nous ne comptabilisons pas encore vraiment. La crise ne vient pas d’un « conflit de l’eau » isolé, mais d’un modèle de développement qui considère encore l’eau comme un simple intrant, et non comme la variable structurante de l’ensemble.

L’irrigation, ombre portée de la démographie

Face au caractère de plus en plus erratique de la pluviométrie, conséquence du dérèglement climatique, la réponse spontanée devant la nécessité de nourrir plus de bouches est toujours la même : il faut irriguer davantage. Pour stabiliser les rendements, amortir les chocs climatiques et sécuriser les revenus des agriculteurs, les États, souvent pressés par l’urgence sociale et budgétaire, encouragent l’extension des périmètres irrigués, qu’il s’agisse de grandes infrastructures ou d’une multiplication de forages privés.

Mais chaque hectare irrigué supplémentaire est une dette prise sur le futur débit d’une rivière ou sur le volume d’eau disponible dans une nappe phréatique. L’eau prélevée pour les cultures en amont fera défaut en aval, en saison d’étiage, pour les villes et les écosystèmes. Dans les bassins transfrontaliers, cette dynamique nourrit un ressentiment diffus : certains voient la baisse du débit comme un signe d’accaparement par le voisin, alors qu’elle résulte souvent d’un empilement de décisions non coordonnées à l’échelle du bassin.

Là encore, le conflit visible – une dispute autour d’un barrage, d’un canal, d’un quota – n’est que la manifestation tardive d’une trajectoire non maîtrisée. La question n’est plus de savoir si l’on irrigue trop ou pas assez, mais si l’on irrigue en tenant compte de la réalité, présente et future, de la ressource.

Gouvernance de l’eau, clef de voûte de la résilience

Poser l’eau comme ressource la plus stratégique du XXIᵉ siècle n’est pas un slogan ; c’est une lecture lucide de cette triple pression. Démographie, alimentation, énergie : trois dynamiques légitimes, porteuses de progrès, mais qui convergent toutes vers un même goulot d’étranglement.

Pour en sortir, il ne suffit pas de mieux partager une pénurie croissante. Il faut replacer l’eau au centre des arbitrages, au niveau des bassins versants, avec une vision intégrée de la gestion de la ressource en eau qui dépasse les frontières administratives – car l’eau les ignore – et les silos sectoriels – car l’eau appartient à tous. Concrètement, au niveau d’un grand bassin, cela signifie des autorités capables d’arbitrer entre villes, agriculture, énergie et écosystèmes suivant des scénarios de disponibilité de la ressource hydrique robustes, et non au fil des crises.

Cela suppose deux révolutions silencieuses : une gouvernance de l’eau qui assume son rôle de régulateur de long terme, et une digitalisation fine des bassins versants qui permette de transformer l’incertitude en risque pilotable. Cette digitalisation, ce sont des bassins où l’on peut simuler des prévisions hydrologiques et ainsi discuter suffisamment à l’avance ce que l’étiage va signifier, à quelques jours ou semaines d’avance, pour chaque usage critique : eau potable, irrigation, énergie, écosystèmes. De ce besoin évident de numériser les bassins versants combiné au constat de carence de l’offre existante a d’ailleurs jailli l’idée des services portés par la société que je dirige, BWI.

Subir ou agir

Aujourd’hui, beaucoup de bassins vivent l’étiage comme une fatalité, une sorte de « saison des crises » qu’elles se croient condamnées à revivre chaque année. Demain, les bassins qui bâtiront réellement leur résilience seront ceux qui auront traité l’eau comme une infrastructure stratégique au même titre que l’énergie ou que le numérique, en articulant démographie, usage des sols, systèmes alimentaires et systèmes – ou matrices – énergétiques autour de budgets hydriques réalistes.

Les tensions en saison sèche ne sont ni une surprise ni une malédiction, mais le résultat d’un système qui sous‑estime la centralité de l’eau dans la stabilité sociale et économique. Faire de la ressource hydrique l’une des clés de voûte des politiques publiques et des investissements, c’est la condition pour améliorer la résilience de nos territoires – non pas contre l’étiage lui‑même, mais contre le chaos social qu’il engendrera si nous refusons d’en regarder les causes profondes.

La vraie frontière, demain, n’opposera pas les pays secs aux pays humides, mais ceux qui pilotent l’eau comme un actif stratégique de long terme et ceux qui continueront de la subir, saison après saison, sans gouvernance intégrée de la ressource en eau, et sans digitalisation de leurs bassins versants.